18

 

 

Il y a pire pour une fille que de se retrouver nue dans un lit avec un mec qu’elle connaît à peine, je sais. Mais quand j’ai ouvert les yeux, le lendemain matin, pendant cinq bonnes minutes, j’ai franchement eu du mal à voir quoi. Barry était déjà réveillé – on le sent tout de suite quand un cerveau «se rallume ». A mon grand soulagement, il s’est glissé hors du lit et il est allé directement dans la salle de bains, sans dire un mot. L’instant d’après, j’entendais l’eau couler dans la douche.

Nos vêtements propres nous attendaient dans un sac pendu à la poignée de la porte. Il y avait un USA Today aussi. Après m’être rapidement habillée, j’ai déplié le journal sur la petite table, pendant que le café passait dans la cafetière « gracieusement mise à la disposition de la clientèle ». J’ai aussi tendu le sac qui contenait ses affaires propres à Barry par la porte de la salle de bains, l’agitant deux secondes pour attirer son attention, avant de le laisser tomber sur le carrelage.

J’ai consulté la carte du room service, mais, même à nous deux, on n’avait pas assez pour se payer quoi que ce soit. Il fallait qu’on garde du liquide pour un taxi, au cas où. D’autant que je ne savais pas du tout ce qu’on allait faire. Barry est ressorti frais et rose de la salle de bains. La douche semblait l’avoir revigoré. À ma grande surprise, il m’a embrassée sur la joue.

Puis il s’est assis en face de moi, en prenant la tasse isotherme que j’avais poussée vers lui et qui était censée contenir un vrai café maison – du jus de chaussette, en fait.

— Je n’arrive pas à me rappeler comment ça s’est fini, hier soir, m’a-t-il confié. Tu peux m’expliquer ce qu’on fait là ?

Je me suis exécutée.

— Sage précaution, a-t-il commenté. Je m’impressionne.

Ça m’a fait rire. Il était peut-être blessé dans son orgueil de mâle parce qu’il avait décroché avant moi, mais, au moins, il était capable d’autodérision.

— Bon. J’imagine qu’on doit téléphoner à ton démon d’avocat ?

J’ai hoché la tête. Il était déjà 11 heures : je pouvais l’appeler. Maître Cataliades a répondu aussitôt.

— Il y a beaucoup d’oreilles indiscrètes ici, m’a-t-il avertie, sans préambule. Et j’ai cru comprendre que ces téléphones n’étaient pas très sûrs. Les portables, veux-je dire.

— C’est fort possible.

— Alors, je vais venir. Je vous apporterai quelques petites choses qui pourront vous être utiles. Où êtes-vous ?

Non sans une certaine appréhension – le démon ne passait pas vraiment inaperçu –, je lui ai donné le nom de l’hôtel et notre numéro de chambre. Il m’a recommandé d’être patiente. Jusqu’à ce qu’il dise ça, je me sentais plutôt bien, mais, tout à coup, j’ai été prise de crampes d’estomac. « C’est comme si on était en cavale, maintenant », ai-je brusquement réalisé. Dieu sait qu’on ne méritait pas ça, pourtant ! J’avais lu, dans le journal, que la catastrophe de La Pyramide était due à « une série d’explosions en chaîne » que Dan Brewer, le chef de la brigade antiterroriste de l’État, attribuait à plusieurs bombes. Le capitaine des pompiers se montrait plus circonspect. « Une enquête est en cours », disait-il. Il y avait intérêt !

— On pourrait retourner tous les deux au lit, en attendant, a suggéré Barry.

— Je te préférais dans les vapes.

Je savais qu’il voulait juste penser à autre chose, mais quand même.

— C’est toi qui m’as déshabillé, cette nuit ? m’a-t-il lancé d’un ton lourd de sous-entendus, l’œil pétillant.

— Ouais, moi-même. Tu parles d’une chance !

Mais je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

Quand on a frappé à la porte, on l’a regardée tous les deux avec un air de bêtes traquées.

— Ton démon, a murmuré Barry, après une brève hésitation – juste le temps d’une petite vérification.

— Oui.

Je me suis levée pour aller ouvrir. N’ayant pas bénéficié de la prévenance d’une femme de chambre attentionnée, maître Cataliades n’avait pas pu se changer. Pourtant, même vêtu de hardes noircies et déchirées, il conservait son allure distinguée. Et puis, il avait le visage et les mains propres.

— Je vous en prie, dites-nous comment ils vont, lui ai-je aussitôt demandé.

— Sophie-Anne a perdu les deux jambes, et je ne sais pas si elle les récupérera jamais.

— Ô Seigneur ! me suis-je écriée en faisant la grimace.

— Sigebert est parvenu à se dégager des décombres, pendant la nuit, a-t-il poursuivi. Il s’était réfugié dans une cavité ménagée dans les ruines du parking souterrain de l’hôtel, où il avait atterri. Je le soupçonne d’avoir... satisfait ses instincts, parce qu’il était en meilleure forme qu’il ne l’aurait dû. Si tel est le cas, il s’est vraisemblablement débarrassé de sa victime dans l’un des incendies : cela se serait su, si on avait retrouvé un cadavre saigné à blanc.

J’espérais que c’était tombé sur une de ces ordures de la Confrérie.

— Votre roi, a enchaîné Cataliades en se tournant vers Barry, est dans un tel état qu’il lui faudra au moins une dizaine d’années pour s’en remettre. En attendant, c’est Joseph Vélasquez qui assumera la régence – jusqu’à ce qu’on défie son autorité, ce qui ne manquera pas d’arriver. Sa filleule, Rachel, est morte, comme Sookie vous en a sans doute informé.

— Désolée, ai-je dit à Barry. J’avais tellement de bonnes nouvelles à annoncer que je n’ai pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de la liste.

— Et Sookie m’a dit que Cécile, l’humaine qui travaillait pour Stan, avait péri, a poursuivi l’avocat, manifestement insensible à mon ironie.

— Et Diantha ?

J’avais hésité. Ce n’était probablement pas un hasard, si maître Cataliades n’avait pas encore mentionné sa nièce.

— On la recherche toujours. Quand je pense que cette crapule de Glassport s’en est tirée avec quelques fractures !

Barry était comme assommé. Envolés, coups d’œil canailles et propositions indécentes ! Il semblait s’être ratatiné, assis là, sur le bord du lit. L’élégant jeune homme un peu frimeur que j’avais rencontré dans le hall de La Pyramide de Gizeh la jouait profil bas, à présent. Du moins, pour l’instant.

— Je vous avais dit, pour Gervaise, a repris Cataliades. J’ai identifié le corps de son humaine, ce matin. Comment s’appelait-elle, déjà ?

— Caria. Je ne me souviens pas de son nom de famille. Ça va me revenir.

— Son prénom suffira sans doute. On a retrouvé un listing informatique dans la poche de l’un des cadavres qui portaient l’uniforme de l’hôtel.

— Ils n’étaient pas tous impliqués dans le complot, ai-je avancé.

J’étais pratiquement certaine de ne pas me tromper.

— Non, bien sûr que non, a confirmé Barry. Il n’y en avait que quelques-uns.

On s’est tournés vers lui comme un seul homme.

— Comment tu le sais ? lui ai-je demandé.

— J’ai surpris une conversation.

— Quand ça ?

— Avant-hier soir.

Je me suis mordu l’intérieur de la joue jusqu’au sang.

— Qu’avez-vous entendu au juste ? s’est enquis maître Cataliades d’une voix parfaitement monocorde.

— J’étais avec Stan à ce truc de négociations commerciales. J’avais déjà remarqué que certains serveurs m’évitaient. J’ai regardé Sookie, pour voir s’ils en faisaient autant avec elle. Ça n’a pas loupé. Alors, je me suis dit : « Ils sont au courant de ce que tu fais, Barry, et il y a quelque chose qu’ils ne veulent pas que tu saches. Tu ferais mieux d’aller voir ça de plus près. » J’ai choisi un poste d’observation stratégique, derrière un des faux palmiers, près de la porte de service, et j’ai lu dans les pensées de ceux qui se trouvaient de l’autre côté. Il n’y avait pas écrit « valises piégées » noir sur blanc, ni rien, hein.

Il venait manifestement d’avoir un assez bon aperçu de ce que je me disais.

— C’était juste des trucs du style : « Cette fois, on va pas les rater, ces maudits vampires. Et si certains de leurs larbins humains y passent aussi, eh bien, ce sera vraiment pas de chance, mais on n’aura qu’à vivre avec. Après tout, ils sont un peu coupables aussi, non ? Complices, en tout cas. »

Les bras m’en sont tombés. Je ne pouvais que le regarder fixement sans bouger.

— Mais non, je ne savais pas ce qu’ils allaient faire, ni quand, a protesté Barry. J’ai fini par aller me coucher, en me demandant tout de même un peu ce qu’ils mijotaient. Et quand j’ai vu que je n’arriverais jamais à m’endormir, j’ai arrêté de me triturer les méninges et je t’ai appelée. Et... et on a essayé de faire sortir tout le monde.

Il a fondu en larmes. Je me suis assise à côté de lui et je lui ai passé un bras autour des épaules sans rien dire. De toute façon, il lisait dans mes pensées.

— Oui, je regrette de n’avoir pas parlé avant, s’est-il lamenté d’une voix étranglée. Oui, je n’ai pas réagi assez vite. Mais je croyais que si je les balançais avant d’avoir obtenu des preuves, les vamps saigneraient tous les employés humains sans faire de distinction. Ou qu’ils me demanderaient de désigner qui était au courant et qui ne l’était pas. Et je ne pouvais pas faire ça.

Un lourd silence s’est abattu dans la chambre.

— Vous n’auriez pas vu Quinn, monsieur Cataliades ? ai-je demandé pour faire retomber la tension.

— On l’a emmené à l’hôpital des humains. Ses protestations sont restées sans effet.

— Je vais aller le voir.

— Les craintes que vous nourrissez, au sujet des pressions que les autorités pourraient exercer pour vous contraindre à travailler pour elles, sont-elles vraiment sérieuses ?

Barry a relevé la tête pour me regarder.

— Plutôt, oui, avons-nous répondu en chœur.

— En dehors des gens de Bon Temps, c’était la première fois que je montrais à quelqu’un ce que je peux faire, lui ai-je confié.

— Avant ça, personne n’était au courant pour moi non plus, a dit Barry en s’essuyant les yeux du dos de la main. Vous auriez dû voir la tête de ce type quand il a fini par comprendre qu’on pouvait vraiment trouver des survivants. Il s’est dit qu’on était médiums ou un truc comme ça. Il ne pouvait pas imaginer qu’on se contentait de repérer les signatures mentales : rien de mystique, là-dedans.

— Une fois qu’il nous a crus, il n’a plus eu qu’une idée en tête : les mille et une façons dont on pourrait se servir de nous dans les opérations de sauvetage, les conférences gouvernementales, les interrogatoires de police, ai-je ajouté.

Maître Cataliades nous dévisageait sans souffler mot. Je ne pouvais pas lire dans ses tortueuses pensées de démon. Tout ce que je savais, c’est qu’elles se bousculaient au portillon.

— On ne serait plus libres de mener notre vie comme on l’entend, a argué Barry. Et elle me plaît, à moi, la vie que je mène.

— On pourrait sauver un tas de gens, j’imagine...

Je réfléchissais à haute voix. Je n’y avais seulement jamais songé. Je n’avais jamais été confrontée à une situation comme celle que j’avais connue la veille. Et j’espérais bien que c’était la dernière fois que ça m’arrivait. C’est vrai, quelle probabilité y avait-il que je me retrouve de nouveau sur place lors d’une semblable catastrophe ? Mais alors, n’était-ce pas mon devoir d’abandonner un job que j’aimais, auprès de gens qui comptaient pour moi, pour travailler au service d’étrangers dans des endroits inconnus et lointains ? J’en avais des frissons rien que d’y penser. J’ai senti en moi quelque chose se raidir. L’emprise qu’André avait voulu exercer sur moi n’était rien, comparée à l’avenir que je me préparais. Tout le monde voudrait me manipuler, me voler ma vie, comme André.

— Non. Non, je ne le ferai pas. Appelez ça de l’égoïsme, si vous voulez, ou un manque de charité chrétienne qui me vaudra un billet direct pour l’enfer, mais je ne le ferai pas. Je ne pense pas qu’on exagère l’horreur que ce serait pour nous, vraiment pas.

— Alors, aller à l’hôpital ne me paraît pas une très bonne idée, m’a fait remarquer Cataliades.

— Je sais. Mais je dois y aller quand même.

— Dans ce cas, faites-y un saut en vous rendant à l’aéroport.

On a immédiatement dressé l’oreille, Barry et moi.

— Il y a un vol Anubis dans trois heures pour Shreveport, via Dallas. La reine et Stan partagent les frais. Tous les rescapés des deux délégations seront à bord. Les aimables citoyens de Rhodes ont fait don de cercueils d’occasion pour le voyage.

En voyant l’avocat faire la grimace, j’avoue que j’ai été tentée de l’imiter. Des cercueils d’occasion, vous imaginez ?

— Présentez-vous à temps au terminal d’Anubis, et ce soir, vous serez chez vous. Voici le liquide que nous pouvons mettre à votre disposition, a-t-il ajouté en me tendant une petite liasse de billets. Si vous ratez l’avion, j’en déduirai que vous avez eu un empêchement. Il vous suffira alors de m’appeler pour que nous puissions nous organiser autrement. Nous savons que nous avons une grande dette envers vous, mais nous devons nous occuper de rapatrier les blessés aussi. Les cartes de crédit de la reine ont disparu dans l’incendie, entre autres. Je vais devoir faire les démarches nécessaires pour obtenir une provision d’urgence. Mais cela ne prendra pas beaucoup de temps.

Ça pouvait sembler un peu brutal, mais après tout, Cataliades n’était pas notre meilleur ami, et en tant que fondé de pouvoir de Sa Majesté, la reine de Louisiane, il avait un programme chargé et tout un tas de problèmes à régler.

J’ai opiné du chef.

— OK. Hé ! Au fait, est-ce que Christian Baruch est avec les rescapés aussi ?

Le démon s’est rembruni.

— Oui. Quoique légèrement brûlé, en l’absence d’André, il est pendu aux basques de la reine comme s’il voulait prendre sa place.

— C’est bien son intention. Il veut être le prochain prince consort.

L’avocat s’est étranglé.

— Baruch ?

Il n’aurait pas été plus dédaigneux si je lui avais dit qu’un gobelin postulait pour le job.

— Oui. Il s’est déjà donné beaucoup de mal pour ça.

J’avais déjà tout expliqué à André, et il allait falloir recommencer.

— Voilà pourquoi il avait posé la canette de Coca piégée, ai-je conclu, cinq minutes plus tard.

— D’où tenez-vous ces informations ?

— Oh ! Ce sont de simples déductions à partir d’éléments glanés ici et là...

Je jouais les modestes. Puis j’ai soupiré. C’était le moment de passer à la partie la moins ragoûtante de l’histoire.

— Je l’ai trouvé, hier, réfugié sous le comptoir effondré de la réception. Il y avait un autre vampire avec lui, gravement brûlé. Je ne sais même pas qui c’était. Et dans le même secteur, il y avait aussi Todd Donati, le chef de la sécurité, vivant mais blessé, ainsi qu’une femme de chambre, morte écrasée.

Tout en racontant ces macabres découvertes, je revivais l’épuisement, l’odeur pestilentielle qui m’assaillait, la poussière et la fumée âcre qui m’empêchaient de respirer...

— Baruch était complètement dans le cirage, forcément...

Je n’étais pas particulièrement fière de moi. J’ai préféré regarder mes mains.

— Bref, j’ai essayé de lire dans les pensées de Donati pour savoir s’il souffrait beaucoup et où il avait mal. Mais il n’était que haine pour Baruch, accusations et remords. Il était prêt à tout confesser, cette fois. Il n’avait plus à craindre de se faire virer. Alors, il m’a avoué qu’il avait visionné toutes les bandes de la caméra de surveillance, encore et encore, et qu’il avait fini par comprendre ce qu’il voyait : son patron qui sautait devant l’objectif pour coller un chewing-gum. Et ce, dans la manifeste intention de poser sa bombe. Une fois cet élément élucidé, il a compris que Baruch voulait alarmer la reine, la terrifier, pour qu’elle n’ait plus qu’une idée en tête : se remarier. Et ce nouveau mari ne serait autre que... Christian Baruch. Mais devinez pourquoi il voulait l’épouser.

— Je n’en ai pas la moindre idée, a murmuré Cataliades, visiblement sonné.

— Pour ouvrir un nouvel hôtel à La Nouvelle-Orléans. Le Sang, dans le Quartier français, a été fermé pour cause d’inondation. Baruch comptait le reconstruire et le rouvrir.

— Mais il n’avait rien à voir avec les autres bombes ?

— Je ne crois pas, non. Je pense que c’est un coup de la Confrérie du Soleil, comme je l’ai dit hier.

— Mais alors, qui a tué les trois vampires de l’Arkansas ? a tout à coup demandé Barry. Ces fumiers de la Confrérie aussi, j’imagine... Non, attendez, ça ne colle pas. Pourquoi auraient-ils fait ça ? Quelques assassinats de vampires de plus ne les auraient sans doute pas dérangés, mais ils devaient bien savoir que tous les vampires se feraient probablement tuer dans le gigantesque feu d’artifice qu’ils leur préparaient.

— Ce ne sont pas les méchants qui manquent, ai-je commenté, avant de me tourner vers l’avocat royal pour le regarder droit dans les yeux. Maître Cataliades, vous n’auriez pas une petite idée ?

— Non. Et si j’en avais une, je la garderais pour moi. Je crois que vous feriez mieux de songer à votre ami blessé, mademoiselle Stackhouse, et de rentrer dans votre charmante petite ville, au lieu de vous soucier de trois décès qui appartiennent déjà au passé, trois parmi tant d’autres...

La mort des trois vampires de l’Arkansas ne me préoccupait pas outre mesure, et maître Cataliades me paraissait, à cet égard, de très bon conseil. J’avais réfléchi à la question à mes moments perdus (autant dire, vite fait) et j’en avais conclu que la réponse la plus simple était souvent la meilleure.

Qui s’était dit qu’elle aurait une bonne chance d’échapper au procès, si Jennifer Cater était réduite au silence ?

Qui avait ouvert la voie pour accéder à la chambre de ladite Jennifer Cater, en passant un simple coup de fil ?

Qui avait eu un long entretien télépathique avec ses subalternes, avant de commencer à faire tout ce cinéma pour se pomponner en vue de cette petite visite impromptue ?

À qui obéissait le garde du corps qui avait franchi la porte de l’escalier de service, juste au moment où on sortait tous de la suite royale ?

Je savais, aussi bien que maître Cataliades, qu’en appelant Jennifer Cater pour lui annoncer sa venue, Sophie-Anne s’assurait que Sigebert aurait accès à la chambre de son accusatrice : Jennifer regarderait par le judas, reconnaîtrait Sigebert et présumerait que la reine était juste derrière lui. Une fois à l’intérieur, Sigebert n’aurait plus qu’à prendre sa grosse hache et à liquider tout le monde.

Puis il prendrait l’escalier et monterait les marches quatre à quatre, de façon à arriver à temps pour escorter la reine et redescendre avec nous au septième. Et il veillerait à retourner dans la chambre pour qu’on ne s’étonne pas de trouver son odeur sur place.

Et dire que, sur le moment, je n’y avais vu que du feu !

Quel choc ç’avait dû être, pour Sophie-Anne, quand Henrik Feith avait surgi, seul survivant du massacre ! Mais il lui avait suffi de lui offrir sa protection et qu’il l’accepte pour que le problème soit réglé... jusqu’à ce qu’il réapparaisse, quand quelqu’un avait persuadé Henrik d’assigner la reine en justice malgré tout.

Et là, miracle, le petit vampire avait été assassiné sous les yeux des juges : problème réglé, une fois de plus.

— Je me demande comment Kyle Perkins a été engagé, me suis-je étonnée à haute voix. Il devait quand même bien savoir qu’il acceptait une mission suicide.

— Peut-être avait-il décidé de « s’offrir au soleil », de toute façon, a prudemment répondu maître Cataliades. Peut-être voulait-il soigner sa sortie...

— C’est quand même curieux que j’aie été envoyée enquêter sur lui par un membre de notre propre délégation, lui ai-je fait observer d’un ton parfaitement détaché.

— Ah ! Tout le monde n’est pas nécessairement au courant de tout, a-t-il répliqué sur le même ton.

Barry pouvait lire dans mes pensées, bien sûr, mais il ne voyait pas où l’avocat voulait en venir – ce qui n’était pas plus mal. C’était idiot, mais rien que de savoir qu’Éric et Bill n’étaient pas de mèche avec la reine, je me sentais déjà mieux. Non qu’ils ne soient pas capables de manigancer des coups tout aussi tordus, mais je ne croyais pas qu’Éric m’aurait envoyée à la chasse au dahu, en me demandant de trouver le club de tir à l’arc où Kyle Perkins s’était entraîné, s’il avait su que c’était la reine elle-même qui l’avait engagé.

La pauvre fille derrière le comptoir était morte parce que la reine n’avait pas dit à sa main gauche ce que faisait sa main droite. Et je me demandais ce qu’était devenu l’autre humain, celui qui avait vomi sur la scène du crime, celui qui avait été chargé de conduire Sigebert ou André au club... après que j’ai eu l’obligeance de laisser un message pour leur dire quand Barry et moi allions retourner sur place récupérer les preuves. J’avais moi-même signé l’arrêt de mort de cette fille, avec mon excès de zèle.

Tandis que je me faisais ces réflexions, maître Cataliades s’est levé pour prendre congé. Il nous a serré la main avec son grand sourire habituel, comme si de rien n’était, avant de nous inciter vivement, une fois de plus, à nous rendre à l’aéroport.

— Sookie ? a dit Barry, quand la porte s’est refermée derrière l’avocat.

— Oui.

— Je tiens vraiment à prendre cet avion.

— Je sais.

— Et toi ?

— Je ne crois pas que je pourrais. Rester là, bien gentiment assise dans cet avion, avec eux...

— Ils l’ont tous payé cher.

— Pas assez pour compenser, à mon goût.

— Ce n’est pourtant pas faute d’avoir réglé tes comptes, hein ?

Je ne lui ai pas demandé ce qu’il entendait par là. Je savais ce qu’il lisait dans mes pensées.

— Peut-être bien que c’est moi qui ne veux plus être dans le même avion que toi, maintenant, a-t-il ajouté.

Ça m’a fait mal, forcément. Mais je suppose que je l’avais mérité.

J’ai haussé les épaules.

— À toi de voir. Chacun de nous a ses propres limites, un certain nombre de choses qu’il peut ou ne peut pas supporter.

Barry a pris le temps de méditer ça en silence.

— Ouais. Mais en ce qui nous concerne, pour le moment, il vaut mieux que nos chemins se séparent. Pour ma part, je vais aller traîner à l’aéroport jusqu’à ce que je puisse prendre cet avion. Et toi ? Tu vas à l’hôpital ?

Mais maintenant, j’étais trop sur la défensive pour le lui dire.

— Je ne sais pas trop. Le seul truc que je sais, c’est que je vais rentrer chez moi en voiture ou en bus.

Il m’a enlacée. En dépit des choix que j’avais faits et de ce qu’il en pensait, je pouvais sentir l’affection qu’il avait encore pour moi au fond de son cœur, même si, désormais, elle se teintait de réprobation. Je lui ai rendu son étreinte. Lui aussi, il avait choisi.

J’ai laissé dix dollars à la femme de chambre en partant, cinq minutes après avoir vu Barry prendre un taxi. J’ai attendu d’être à deux rues de l’hôtel pour demander à un passant de m’indiquer la direction de l’hôpital St. Cosmas. C’était loin : l’équivalent d’une dizaine de pâtés de maisons à remonter à pied. Mais il faisait beau, l’air était frais, le ciel dégagé, et le soleil brillait. Et puis, quel bonheur de me retrouver enfin seule ! Bon, évidemment, j’étais toujours en ballerines déchirées, mais j’étais propre et bien habillée. J’ai mangé un hot dog en chemin – je l’avais acheté dans la rue : un truc que je n’avais encore jamais fait de ma vie. J’avais également acheté un chapeau à un marchand ambulant, une sorte de cloche informe sous laquelle j’avais pu cacher mes cheveux. Il vendait aussi des lunettes de soleil. J’en avais pris une paire aux verres bien noirs. Avec cette lumière printanière et le petit vent qui soufflait du lac, ça ne choquait pas vraiment.

St. Cosmas était un vieil édifice gigantesque plein de fioritures sur la façade. J’ai demandé comment allait Quinn, mais l’une des trois bonnes femmes plantées derrière le comptoir d’accueil m’a répondu qu’elle n’avait pas le droit de communiquer ce genre d’information. Toutefois, pour savoir s’il avait bien été admis à l’hôpital, elle a été obligée de consulter son fichier informatique, et j’ai réussi à intercepter, dans ses pensées, le numéro de chambre qui y figurait. J’ai attendu qu’elle et ses collègues soient toutes les trois occupées avec d’autres visiteurs, et je me suis faufilée jusqu’à l’ascenseur.

Quinn était au dixième. Je n’avais jamais vu un hôpital aussi grand ni aussi débordant d’activité : une vraie ruche. Pas difficile, dans ces conditions, de passer inaperçu.

Personne ne gardait la chambre de Quinn.

J’ai frappé doucement. Pas un bruit à l’intérieur. J’ai poussé lentement la porte et je suis entrée. Quinn dormait dans un petit lit étroit, relié à tout un tas de tubes et de machines. Sachant qu’en tant que changeling, il était doté d’une capacité d’auto-guérison ultrarapide, c’était plutôt inquiétant. Ses blessures devaient être graves. Sa sœur était assise à son chevet. Elle s’était assoupie, la tête posée sur sa main, sur le bord du lit. Elle s’est brusquement redressée. J’ai enlevé mon chapeau et mes lunettes.

— Vous !

— Oui, moi. Bonjour, Frannie. Au fait, c’est le diminutif de quoi, Frannie ?

— De Francine, mais tout le monde m’appelle Frannie.

Quoique ravie de constater une baisse sensible de l’hostilité ambiante, j’ai préféré rester de mon côté du lit, par sécurité.

— Comment va-t-il ? lui ai-je demandé en désignant le blessé du menton.

— Il émerge de temps en temps.

Elle a pris une tasse en plastique sur la table de chevet et a bu une gorgée.

— Quand vous l’avez réveillé, il m’a tirée du lit, a-t-elle repris subitement. On a pris l’escalier. Mais un gros bout de plafond lui est tombé dessus, et les marches se sont dérobées sous nos pieds. Après, j’ai perdu conscience. Quand j’ai rouvert les yeux, il y avait des pompiers qui me disaient qu’une folle m’avait trouvée, que j’étais une rescapée, qu’ils allaient me faire tout un tas d’examens. Et Quinn me disait qu’il allait s’occuper de moi jusqu’à ce que j’aille mieux. Ensuite, ils m’ont annoncé qu’il avait les deux jambes cassées.

Je me suis effondrée dans la chaise la plus proche. Heureusement qu’il y en avait une : mes jambes ne pouvaient tout simplement plus me porter.

— Que dit le docteur ?

— Lequel ? m’a-t-elle rétorqué, cynique.

— N’importe lequel. Tous.

J’ai tiré ma chaise vers le lit et j’ai pris la main de Quinn – celle qui n’était pas reliée à des tubes. Frannie a eu un réflexe pour m’en empêcher, comme si elle craignait que je ne lui fasse du mal. Mais elle s’est retenue.

— Ils n’en croient pas leurs yeux, a-t-elle fini par me répondre, juste au moment où je me résignais à me passer de sa collaboration. En fait, pour eux, ça tient du miracle. Maintenant, on va être obligés de payer quelqu’un pour faire disparaître son dossier du système.

C’est seulement à ce moment-là que j’ai remarqué ses cheveux en paquets, tout poisseux de sang, et le piteux état de ses vêtements : elle semblait sortir tout droit de Ground Zéro.

— Allez vous acheter quelques vêtements. Je vais rester un moment avec lui. Comme ça, quand vous reviendrez, vous pourrez prendre une douche, lui ai-je proposé.

— Alors, vous êtes vraiment sa petite amie ?

— Oui.

— Il a dit que vous aviez quelques problèmes à régler.

— Oui, mais pas avec lui.

— Bon. Alors, d’accord. Vous avez de l’argent sur vous ?

— Pas beaucoup. Tenez, voilà ce que je peux vous laisser.

Je lui ai tendu soixante-quinze dollars – en provenance directe de la poche de maître Cataliades.

— Ça devrait faire l’affaire. Merci.

Elle l’avait dit sans grand enthousiasme, mais elle l’avait dit.

Je suis restée assise sur ma chaise, à tenir la main de Quinn, dans la chambre silencieuse, pendant près d’une heure. À un moment donné, il a ouvert les yeux, et un pâle sourire s’est fugitivement dessiné sur ses lèvres lorsqu’il m’a vue. Puis il a refermé les paupières. Je savais que, pendant son sommeil, son corps travaillait à sa guérison et qu’il y avait de grandes chances pour qu’il soit en état de marcher quand il se réveillerait. Ça m’aurait fait du bien de me blottir un petit quart d’heure contre lui, dans son lit. Mais ce n’était peut-être pas très recommandé. Et si je le bousculais et que les os se recollaient de travers ?

Au bout d’un moment, j’ai commencé à lui parler. Je lui ai expliqué pourquoi la canette de Coca piégée avait été posée pratiquement à la porte de la reine, et je lui ai exposé ma théorie sur l’assassinat des trois vampires de l’Arkansas.

— Tu es d’accord avec moi, lui ai-je dit, ça se tient.

Puis j’ai embrayé sur la mort de Henrik Feith et sur l’exécution de son meurtrier. Je lui ai aussi parlé du cadavre de la fille, au club de tir, et de mes soupçons à propos des explosions.

— Je suis désolée que Jake ait été de mèche avec eux. Je sais que tu l’aimais bien. Mais il ne pouvait tout bonnement pas supporter d’être un vampire. Je ne sais pas si c’est lui qui s’est rapproché de la Confrérie du Soleil ou le contraire. En tout cas, ils étaient en cheville avec le gars vissé à son ordinateur, au sous-sol, l’ours mal léché qui s’était montré si aimable avec moi au téléphone. Il a dû appeler un représentant de chaque délégation pour fourguer ses foutues valises. Certains ont eu la prudence de ne pas descendre les chercher – ou la flemme d’y aller –, et d’autres les ont rapportées parce que personne ne venait les réclamer. Mais moi, il a fallu que j’aille la coller au beau milieu des appartements de la reine !

J’ai secoué la tête, atterrée par ma propre bêtise.

— Je ne crois pas qu’ils aient eu tant de complices que ça, parmi le personnel de l’hôtel, ai-je cependant poursuivi. Sinon, ça nous aurait alertés, Barry et moi, bien avant que Barry ne s’en aperçoive.

J’ai dû piquer du nez un petit moment parce que, quand j’ai repris mes esprits, Frannie plongeait la main dans un sac McDo, assise en face de moi. Elle était propre et elle avait les cheveux mouillés.

— Vous l’aimez ? m’a-t-elle tout à coup demandé, entre deux gorgées de Coca aspiré à la paille.

— Trop tôt pour dire.

— Je vais devoir l’emmener à la maison, à Memphis.

— Oui, je sais. Je ne vais peut-être pas le revoir avant un bon bout de temps. Il faut que je rentre aussi, d’une façon ou d’une autre.

— La gare routière est à deux rues d’ici.

J’ai fait la grimace. La perspective d’un trajet interminable en bus ne me réjouissait pas.

— A moins que vous ne preniez ma voiture...

— Pardon ?

— Eh bien, on est arrivés chacun de notre côté, Quinn et moi. Quinn est venu avec le camion de matériel, et je suis partie de chez ma mère, un peu précipitamment, avec ma petite voiture de sport. Du coup, on a deux véhicules ici, et on n’en a besoin que d’un, vu qu’on va rentrer ensemble à la maison et qu’on va y rester un moment. Vous devez rentrer pour reprendre votre boulot, j’imagine ?

— Oui.

— Eh bien, alors, prenez ma voiture. On viendra la chercher quand on pourra.

— C’est... c’est très sympa de votre part.

Je n’en croyais pas mes oreilles. J’étais tellement sûre qu’elle m’avait prise en grippe !

— Vous avez l’air d’une fille bien, a-t-elle ajouté devant mon incrédulité manifeste. Vous avez tout fait pour nous sauver. Et Quinn tient à vous.

— Et vous savez ça comment ?

— Il me l’a dit.

Décidément, c’était de famille, la franchise, chez eux !

— Bon, d’accord. Vous êtes garée où ?

La conspiration
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